CHAPITRE XXXIII
Elles ne purent continuer cette descente aux enfers et remontèrent livides. Ann Suba, qui avait réussi à maîtriser ses nausées, dut courir à l’écart pour vomir. Farnelle se souvenait des récits de Yeuse. Depuis, la mort avait tout bouleversé. Les nurseries ne contenaient que des cadavres figés par le froid, cadavres de bébés, d’enfants, d’adolescents Roux. Plus bas, des adultes et puis les animaux : les chiens, les porcs à fourrure, les ovibos ou bœufs musqués, les hybrides enfin. Tout le système de climatisation avait cessé de fonctionner dans cette partie de Concrete Station.
Elle se dirigea vers la réserve des navettes. Enfin ce qui avait dû être leur soute car il n’y en avait plus une seule.
Ann Suba la rejoignit en s’excusant :
— Quand j’ai vu ces bébés Roux durcis par le froid…
— Vous n’êtes pas la seule, dit Farnelle. La situation a salement évolué depuis que Yeuse est passée par ici. D’après elle, les couveuses, les nurseries fonctionnaient très bien et il devrait y avoir des véhicules. Ce qu’elle appelait des loco-missiles ou des navettes spatiales…
Pourtant tout avait bien fonctionné jusque-là. Elle avait crié « Ophiuchus IV » pour que la porte en Z s’ouvre, et le mécanisme avait obéi. Elles avaient ensuite voulu visiter les installations, et à partir de cet instant avaient découvert l’horreur.
— Le réacteur fonctionne bien, semble-t-il, murmura Ann Suba. Il faudrait bien sûr accéder à la salle de contrôle, mais en apparence tout va bien. Mais savez-vous ce que signifie cette série de lumières rouges, là-bas, sur la console centrale ?
— D’après ce qu’a raconté Yeuse, son récit se trouve consigné dans les mémoires de la locomotive, cette console provoquait les mouvements des loco-missiles. Yeuse avait noté le code, je peux essayer de le composer. J’essaye ?
— Pourquoi pas.
Mais elles attendirent en vain une réaction. Ann Suba examinait chaque voyant rouge avec attention ainsi que les inscriptions de références.
— « Space Interventional Center Ophiuchus », lut-elle en bas à droite de la console. Je pense que ces voyants et ces touches concernent directement le mouvement de ces loco-missiles qui ne sont plus ici et, éventuellement, cette fameuse Voie Oblique.
Farnelle avait compris que la scientifique n’y croyait pas tellement à cette Voie Oblique. Déjà elle avait paru sceptique au sujet de Concrete Station et n’avait pas caché son trouble en découvrant que cet endroit mystérieux existait bel et bien. La construction cylindrique en béton, technique interdite par la CANYST et de ce fait peu utilisée, avait accru sa perplexité. Et voir le mot « Ophiuchus », écrit en toutes lettres sur cette console achevait de la perturber.
— Si le dernier loco-missile, ou navette comme vous voudrez, a quitté Concrete Station, ce ne serait pas normal, d’après Yeuse ?
— Il en arrivait, il en partait, mais il en restait un certain nombre. Or elles ont toutes disparu.
Ann Suba releva la composition de la console, l’emplacement des touches et les références. Revenue dans la locomotive, elle utilisa l’ordinateur central pour effectuer ses recherches. Farnelle s’endormit en la regardant faire, se réveilla en pleine nuit pour constater que sa compagne travaillait toujours. Elle alla se coucher et le lendemain matin attendit patiemment qu’Ann Suba, qui avait dû se coucher depuis peu, veuille bien se lever.
— J’ai encore du travail, dit la jeune femme. Je crois pouvoir parvenir à quelque chose.
— Je m’occupe de l’intendance, répondit Farnelle, compréhensive et pleine d’espoir.
Au lieu de trois, il lui fallut quatre jours. Farnelle trouva le temps long, même si les réserves en films vidéo étaient inépuisables. Elle observait aussi les colonies de morses et des éléphants de mer qui évoluaient en bordure de l’eau. Des goélands à grande envergure leur disputaient les poissons qu’ils pêchaient.
— C’est une sorte d’émetteur laser, lui dit Farnelle au matin du cinquième jour, mais d’une puissance fantastique. Lorsqu’il émet, il a certainement besoin de la moitié de la puissance instantanée du réacteur. Il a dû se produire un court-circuit dû à une trop forte demande de courant, ce qui explique la mort des bébés Roux et de toutes les autres créatures. Venez.
— Mais votre petit déjeuner ?
— Plus tard.
Elle était déjà en train de courir vers la porte en Z et Farnelle la suivait en mordant dans un sandwich à la véritable confiture. Lorsqu’elle la rejoignit, Ann Suba pianotait sur la console et, soudain, le toit concave au-dessus d’elle s’entrouvrit.
— Nous allons être écrasées, dit Farnelle qui crut que la masse leur tombait sur la tête.
— Enfilez votre cagoule à cause du froid et n’ayez pas peur. Fermez les yeux.
Il y eut une série d’éclairs fantastiques et Ann Suba attendit quelques minutes avant de lui lancer :
— Vous pouvez regarder mais pas trop longtemps. Je vous présente la Voie Oblique.
Deux rails lumineux fonçaient vers le ciel selon un angle de trente degrés.